XI
ARRIÈRE-GARDE

Le soleil qui s’élevait lentement au-dessus de l’horizon révéla un spectacle d’horreur. Mais il apporta aussi un peu d’espoir aux survivants.

Deux coques apparurent dans le lointain, et ils crurent tout d’abord que l’ennemi leur avait coupé toute possibilité de s’échapper. Mais au fur et à mesure que les bâtiments tiraient des bords pour se rapprocher de la terre, il devint bientôt évident qu’ils étaient amis. Le Spite était là, bien sûr, mais il était accompagné de la frégate Vanquisher, envoyée selon toute vraisemblance par le contre-amiral Coutts en personne.

Aux premières lueurs de l’aube, ils s’étaient employés à enterrer les morts. Quelques cadavres flottaient encore au milieu du gué, ballottés par le courant. Mais la plupart des morts avaient été entraînés en eau profonde pendant la nuit, à moins qu’ils n’eussent été récupérés par leurs camarades.

Paget était partout à la fois, houspillant son monde, menaçant les uns, donnant des conseils aux autres, jetant de temps en temps un mot d’encouragement.

À la vue des deux bâtiments amis, les hommes reprirent du poil de la bête. Ils étaient encore exposés au feu des batteries à terre, mais cela les encourageait plutôt à hâter les préparatifs d’évacuation. Ils allaient avoir des canots, des marins frais et dispos, des officiers pour prendre le relais.

Bolitho passa le plus clair de la matinée dans la soute à munitions avec Stockdale et un caporal fusilier. L’endroit était étrangement calme, on y sentait une odeur de mort à vous donner des frissons dans le dos. Gargousse après gargousse, ils entassaient de la poudre, des caisses qui avaient autrefois contenu des mousquets et des armes de poing d’origine française. Fort Exeter avait visiblement trafiqué de longue date avec l’ennemi héréditaire de l’Angleterre.

Stockdale marmonnait tout seul dans son coin en fixant les mèches lentes, visiblement heureux de ne pas se trouver mêlé à ce qui se passait au-dessus de leurs têtes. On entendait des bruits de bottes, le raclement des canons que l’on tramait au-dessus du point d’explosion avant de les enclouer.

Bolitho alla s’asseoir sur un sac vide. Les joues lui brûlaient encore de la séance de rasage que lui avait administrée Stockdale un peu plus tôt à son réveil. Cela lui rappelait ce que disait son père dans le temps : « Tant que tu ne te seras pas rasé à l’eau de mer, tu ne sauras pas ce qu’est la vie d’un terrien. »

Certes, il aurait pu se faire raser à l’eau douce. Mais, même avec ces deux bâtiments si proches, on ne savait jamais ce qui pouvait encore arriver.

Il observait Stockdale, qui maniait les mèches avec les gestes délicats d’une jeune fille. C’était toujours un pari, avec ces engins : il fallait les allumer, partir au plus vite – on ne disposait que de quelques minutes pour se mettre à l’abri.

Un marin arriva en haut de l’échelle.

— Vous d’mande pardon, m’sieur, mais le major voudrait vous voir.

Il aperçut soudain Stockdale occupé à manipuler ses artifices.

— Dieu tout-puissant !

Bolitho escalada l’échelle et arriva dans la cour. Le portes étaient grandes ouvertes, il apercevait le sol labouré, les traces de sang, les petits monticules qui marquaient les tombes fraîchement retournées.

— Dieu de Dieu, fit Paget, ils arrivent avec un pavillon blanc.

Bolitho regarda dans la direction du gué : un chiffon blanc, quelques silhouettes immobiles au bord de l’eau.

D’Esterre arrivait des écuries, où il surveillait ses fusiliers occupés à détruire des documents, des cartes, le contenu des magasins. Il prit la lunette que tenait l’ordonnance de Paget et dit d’un ton amer :

— Ils ont amené Huyghue avec eux.

— Allez leur parler, décida Paget. Vous savez ce que je vous ai dit ce matin – il fit un signe à Bolitho : Vous aussi, allez-y, cela pourra aider Huyghue.

Les deux officiers se mirent en route pour le gué, suivis de Stockdale qui avait entortillé une vieille chemise autour d’une pique. Comment avait-il deviné ce qui se passait ? Mystère.

Le trajet jusqu’au gué n’en finissait pas. Le petit groupe était toujours immobile au bord de la plage. Seul le drapeau blanc flottait doucement au vent.

Ils enfonçaient dans le sable et dans la boue. Çà et là, on distinguait des vestiges du combat : un sabre brisé, un chapeau, une musette. Une paire de jambes flottait doucement dans l’eau, comme si le cadavre allait faire surface inopinément.

— Difficile d’approcher davantage, fit D’Esterre.

Les deux groupes se faisaient face, immobiles. L’homme qui tenait le pavillon blanc ne portait pas de vareuse d’uniforme, mais Bolitho reconnut l’officier supérieur qu’il avait vu la veille. Son gros chien noir gambadait à côté de lui en tirant la langue. L’aspirant Huyghue se tenait un peu en retrait. Il paraissait minuscule à côté des soldats tannés par le soleil. L’officier mit ses mains en porte-voix, mais il avait un tel organe que c’était une précaution superflue.

— Je suis le colonel Brown, de la milice de Charles Town. À qui ai-je l’honneur de parler ?

D’Esterre cria :

— Capitaine D’Esterre, des fusiliers marins de Sa Majesté britannique !

Brown hocha la tête.

— Très bien. Je suis venu pour parlementer. J’accepte de laisser vos hommes quitter le fort, il ne leur sera fait aucun mal, à condition que vous déposiez les armes et ne fassiez aucune tentative pour détruire les munitions et les provisions. Dans le cas contraire, mon artillerie ouvrira le feu et vous interdira toute retraite. Je suis même prêt à courir le risque de faire sauter la soute.

— Je comprends, lui répondit D’Esterre – et, se penchant vers Bolitho : Il essaye de gagner du temps. S’il parvient à hisser de l’artillerie en haut de la colline, il pourra tirer sur les bâtiments lorsqu’ils viendront mouiller. Il suffit d’un seul coup bien ajusté.

— Mais, cria-t-il à l’intention du colonel, qu’a à voir l’aspirant dans tout cela ?

Brown haussa les épaules.

— Je vous propose de l’échanger immédiatement contre l’officier français que vous détenez.

— Je vois, dit Bolitho à voix basse, il a l’intention de reprendre le feu quoi qu’il advienne, mais il voudrait d’abord s’assurer que le Français est en sûreté. Il a trop peur qu’il ne soit tué au cours du bombardement.

— Je partage votre point de vue, fit D’Esterre – puis, criant : Je ne puis accepter !

Bolitho vit l’aspirant qui avançait, les mains tendues comme un suppliant.

— Vous le regretterez, répondit Brown.

Bolitho aurait bien eu envie de tourner la tête pour tenter de repérer les navires, pour voir s’ils avaient progressé. Mais aucun signe d’inquiétude, surtout, ne devait poindre, sans quoi c’était le désastre assuré. Ils risquaient une nouvelle attaque frontale et, si l’ennemi apprenait que les canons étaient déjà encloués, l’assaut serait donné. Bolitho se sentait soudain très vulnérable, mais les choses étaient bien pires pour Huyghue, abandonné à seize ans au milieu de ses ennemis dans un pays étrange, sans que sa mort ou sa disparition dût en émouvoir beaucoup.

— Je peux vous proposer d’échanger le commandant en second du fort, cria D’Esterre.

— Non.

Le colonel Brown caressait la tête de son chien comme pour mieux réfléchir. Il a visiblement reçu des ordres, se dit Bolitho, tout comme nous.

La mention du commandant en second n’avait pas changé grand-chose, mais avait tout de même eu pour effet de prouver que Paget détenait encore des prisonniers en vie. Voilà qui améliorerait un peu les chances de survie de Huyghue. Un coup de canon retentit, bruit étouffé dans le lointain. Désespéré, Bolitho crut une seconde que la milice avait établi une batterie en position, mais il fut rapidement rasséréné en entendant des clameurs.

— Un des navires a jeté l’ancre, monsieur ! lui glissa Stockdale.

D’Esterre se tourna vers Bolitho :

— Il faut partir, je ne veux pas prolonger le supplice de ce garçon.

— Prenez soin de vous, monsieur Huyghue, cria Bolitho, tout va bien se passer, vous verrez, et je suis certain que vous serez bientôt échangé !

Jusqu’à la dernière seconde, Huyghue avait cru qu’il allait être relâché. Il estimait sans doute qu’il en avait assez enduré au cours du dernier combat et se retrouver captif dépassait son entendement.

Il essaya de se jeter à l’eau, mais un soldat le rattrapa par le bras. À genoux, il suppliait, sanglotant :

— Aidez-moi ! Ne me laissez pas ici, je vous en prie, aidez-moi !

Le colonel lui-même montrait une certaine émotion, mais il ordonna d’un signe qu’on le ramenât sur la plage.

Bolitho et ses compagnons tournèrent les talons et reprirent le chemin du fort, poursuivis par les cris pathétiques de Huyghue qui leur vrillaient les oreilles.

La frégate était mouillée à bonne distance de la terre, mais ses voiles étaient ferlées et elle avait déjà mis ses embarcations à l’eau : ils les voyaient faire force de rames vers l’île. Quant au Spite, plus petit, il continuait de progresser vers la côte. Dans les bossoirs, des hommes de sonde essayaient de découvrir un récif ou un banc qui n’aurait pas été porté sur les cartes.

Les deux bâtiments paraissaient si nets, si impeccables, que Bolitho en venait presque à haïr la terre, ces odeurs de cadavres qui dominaient encore celle de la fumée.

Quinn les attendait près des portes.

— Vous l’avez laissé là-bas ?

— Oui, fit Bolitho en le regardant d’un air grave, je n’avais pas le choix. En tout cas, je n’oublierai jamais sa tête.

Paget consulta sa montre.

— Il faut conduire les premiers blessés sur la plage – et à Bolitho : Vous croyez qu’ils vont passer à l’attaque ?

Bolitho haussa les épaules.

— De jour, nous pouvons encore riposter avec les pierriers, monsieur. Mais cela compliquerait singulièrement notre tâche.

Paget se retourna en entendant retentir par tout le fort les cris de joie de ses hommes.

— Les pauvres, fit-il, mais Dieu les bénisse !

Un fusilier dévala par une échelle du haut de l’enceinte.

— Mr. Raye vous présente ses respects, il a aperçu des soldats sur la colline. Il pense qu’il y a également de l’artillerie, monsieur.

— Parfait, répondit Paget, nous devons faire vite. Signalez au Spite de mouiller et de mettre ses embarcations à l’eau aussi rapidement que possible.

Quinn partit avec le fusilier, et Paget ajouta :

— Le plus dur est pour vous, Bolitho, j’en ai bien peur. Mais, dans tous les cas de figure, faites en sorte que la soute explose.

— Et les prisonniers, monsieur ?

— Vous vous en occuperez s’il y a suffisamment de place pour eux et si vous en avez le temps. Je les ferai alors embarquer à bord de la frégate – il sourit : Si j’étais responsable de l’arrière-garde, je ferais sauter ces misérables rebelles avec la soute. Mais c’est vous qui restez ici, agissez comme vous l’entendez. Leur sort dépend de vous.

Les canots du Vanquisher étaient sur la plage et les marins, bouleversés de constater le faible nombre des survivants, avaient commencé à embarquer les fusiliers blessés. Les embarcations du sloop poussèrent pour une première rotation.

Bolitho était monté sur le parapet au-dessus des portes, là où Stockdale et lui avaient progressé en rampant au cours de la terrible nuit, celle où Quinn avait craqué. Le fort paraissait presque vide à présent, les fusiliers se hâtaient vers la plage. Bolitho examina un instant les minuscules silhouettes écarlates près du gué et les deux pièces qui s’y trouvaient encore. Lorsqu’il aurait donné le signal du repli, le sergent Shears et sa poignée d’hommes allumeraient les mèches qu’ils avaient fixées aux canons. Deux charges soigneusement amarrées sur les tourillons, et ils seraient définitivement inutilisables, tout comme ceux du fort.

Quelqu’un entendrait-il seulement parler de cette affaire, en Angleterre ? Tout cette guerre n’était faite que d’actions de ce genre, limitées mais meurtrières. On ne parle jamais beaucoup des véritables héros, songeait Bolitho : les éclaireurs livrés à eux-mêmes avant une attaque, ou une petite arrière-garde qui protège la retraite. Le sergent Shears se faisait sans doute le même genre de réflexion : la distance qu’il leur faudrait parcourir jusqu’au fort, le sort des fusiliers qui lui étaient confiés.

Un départ de coup, un sifflement au-dessus de sa tête, et un boulet vint s’écraser dans le sable. L’aspirant Couzens lui montra la colline :

— Vous avez vu, monsieur ? La fumée, là-bas, ils ont réussi à hisser au moins un canon au sommet !

Couzens semblait pâle et malade, il leur faudrait du temps pour récupérer des fatigues de ce dernier combat de nuit, la charge des chevaux, les sabres.

— Allez dire ce qui se passe au major. Il le sait déjà, mais cela ne fait rien.

Et comme Couzens se dirigeait vers l’échelle, il ajouta :

— Vous vous mettrez ensuite à la disposition de l’officier qui commande ces embarcations ; inutile de revenir.

Le garçon était tout désemparé, atterré même. Bolitho reprit d’une voix plus ferme :

— Ce n’est pas un conseil, c’est un ordre.

— Mais, monsieur, je voudrais rester avec vous…

Bolitho se retourna : une nouvelle détonation roulait avec un cortège d’échos dans la colline. Cette fois-ci, le boulet vint ricocher sur l’eau comme un dauphin furieux.

— Je sais bien, mais que devrai-je dire à votre père s’il vous arrive quoi que ce soit, hein ? Et qui resterait-il pour déguster les tartes de votre mère ?

Il entendit une sorte de sanglot et, lorsqu’il se retourna, le parapet était désert. Il aurait bien le temps d’en voir d’autres, ce n’était qu’un enfant : il avait trois ans de moins que Huyghue.

Nouvel éclair, le boulet passa au-dessus du fort dans un fracas de voile qui faseye. Le pointage en distance s’était affiné : le coup atterrit dans l’axe de la frégate à l’ancre, arrosant copieusement au passage une embarcation qui faisait une nouvelle rotation vers la terre. Il restait encore du monde à embarquer.

D’Esterre grimpait l’échelle.

— La dernière section embarque, ils emmènent le gros des prisonniers. Le major Paget a fait partir Contenay avec la première embarcation, il ne voulait pas courir de risques – il ôta son chapeau et, se tournant du côté du gué : Sale endroit !

Une voix les héla de la cour :

— Le Vanquisher vire son câble, monsieur !

— Il préfère s’éloigner avant de se ramasser dans la dunette quelques morceaux de ferraille expédiés par le colonel Brown.

Mais D’Esterre semblait inquiet.

— Cela pourrait bien être le signal de l’attaque, Dick, maintenant qu’ils voient que nous nous retirons.

— Je serai prêt à temps, fit Bolitho, mais j’espère qu’ils nous ont gardé un canot suffisamment rapide.

Cela voulait être une plaisanterie, mais elle tomba à plat. La tension était telle que les deux hommes avaient simplement du mal à respirer normalement.

— Je vois le doris du Spite, répondit D’Esterre : il attend là-bas, rien que pour vous.

— Allez-y donc, répondit Bolitho, je m’occupe du reste.

Une escouade de fusiliers se hâtait dans la cour. L’un d’eux, au passage, enflamma, en y jetant une torche, les papiers qu’ils avaient mis en tas dans les écuries.

D’Esterre regarda Bolitho qui descendait à la soute, et sortit à la suite de ses hommes. Un boulet passa en hurlant au-dessus de la tour de guet, mais il ne leva même pas les yeux. Rien ne comptait plus à présent, mort et danger étaient derrière eux, comme un vague souvenir.

La silhouette de la frégate qui s’éloignait de la terre s’amenuisait rapidement. La misaine faseyait violemment, on apercevait un canot le long du bord. Les dernières embarcations à rallier auraient un bon bout de chemin à faire, mais le capitaine connaissait trop bien les risques qu’il courait en s’exposant à une batterie terrestre. Perdre une frégate était déjà assez grave, en ajouter une à la marine des révolutionnaires l’aurait été davantage, ô combien !

Bolitho oublia D’Esterre et tout le reste. Il alla retrouver Stockdale qui l’attendait, une mèche lente à la main, en compagnie d’un caporal fusilier et d’un matelot, Rabbett, le petit malfrat de Liverpool.

— Allumez !

Il se recroquevilla en entendant un boulet qui venait de s’écraser sur le parapet, faisant jaillir des éclats sur les écuries, déjà solidement embrasées.

— Allez aux portes, caporal, rappelez vos piquets et faites vite.

Les mèches fusaient comme des serpents, répandant dans l’ombre une espèce de lueur désagréable. Elles semblaient brûler beaucoup plus vite qu’on aurait pu s’y attendre.

— Allez, on y va, fit-il en lui donnant une claque sur l’épaule.

Un nouveau boulet vint frapper le fort de plein fouet et envoya valser un pierrier qui s’envola comme une brindille. On entendait des tirs de mousquets, qui n’étaient guère efficaces à cette distance, mais cela n’allait pas durer. Les deux hommes remontèrent au jour et passèrent sans s’arrêter près des écuries et des magasins en feu.

Encore deux grosses explosions, des éclats de bois volaient de partout par-dessus le parapet. Les hommes de Brown avaient travaillé comme des diables, et leur artillerie était maintenant solidement installée sur la hauteur.

— Voilà le sergent Shears qui rapplique au pas de course, monsieur, cria le caporal. On dirait bien qu’il a toute une bande de rebelles sur les talons !

Bolitho aperçut les fusiliers qui couraient comme des dératés, l’un d’eux tomba pour ne plus se relever. Des soldats affluaient tout autour du gué, tirant et rechargeant comme ils pouvaient. Bolitho jaugea rapidement la distance que les fusiliers avaient à parcourir : ils mettaient trop de temps, beaucoup trop.

La barcasse les attendait sur la plage, de l’autre côté du fort. L’armement s’impatientait, avirons dans l’eau, visiblement tétanisé par le déroulement des événements.

— Allez, embarquez !

Bolitho leva les yeux : leur pavillon flottait toujours au sommet de la tour carrée.

Il comprit soudain qu’il était seul sur la plage, Stockdale lui tendait la main pour l’aider à se hisser par-dessus le plat-bord ; le lieutenant responsable du canot était de plus en plus nerveux.

— Poussez, et vivement !

Quelques minutes plus tard, l’embarcation tanguait gentiment dans les rouleaux. Des soldats apparurent près du fort et entreprirent de leur tirer dessus, mais les balles partaient n’importe où. Un coup de feu vint tout de même frapper le plat-bord, ce qui eut pour seul effet d’arroser les fusiliers.

— Si j’étais eux, je me tirerais vite fait ! grommela Shears.

Ils étaient à mi-chemin lorsqu’une gigantesque explosion secoua l’île. Plus impressionnant encore que le bruit, le spectacle du fort qui parlait en mille morceaux resta gravé dans le cerveau de Bolitho bien après que le dernier débris fut enfin retombé. La fumée recouvrait lentement l’île, il ne restait plus rien qu’un épouvantable spectacle de désolation.

En définitive, ils avaient réussi à faire sortir tous les prisonniers. Ces hommes devaient éprouver un étrange sentiment de soulagement. Quand à Huyghue… Peut-être savourait-il une certaine fierté de ce qu’il avait accompli, ou songeait-il seulement à son triste sort ?

Lorsqu’il détourna enfin les yeux, le sloop était au-dessus d’eux, des matelots les attendaient, parés à les aider pour monter à bord.

Il échangea un regard muet avec Stockdale : une fois encore, ils s’en étaient tirés, une fois encore le destin avait retenu son bras. Cunningham, le jeune commandant du sloop, criait d’une voix irritée :

— Allez, on se dépêche un peu là-dedans ! On ne va pas passer comme ça toute la journée !

Bolitho eut un sourire fatigué : il était sain et sauf.

 

Le capitaine Gilbert Brice Pears était assis à son bureau, ses gros doigts croisés posés devant lui, tandis que son secrétaire présentait à la signature cinq exemplaires magnifiquement calligraphiés du rapport de mission relatif à l’affaire de Fort Exeter. La grande coque du Trojan grinçait et gémissait, ils faisaient route dans une mer calme un quart de l’avant, mais Pears ne s’en souciait guère. Il avait lu attentivement l’original du rapport et longuement interrogé D’Esterre pour comprendre les détails de l’attaque puis de leur retraite. Cairns attendait dans un coin, sa longue silhouette penchée pour compenser la gîte.

Pears avait pesté comme un fou en constatant le temps qu’il leur avait fallu pour rejoindre le point de rendez-vous après l’attaque simulée sur Charles Town. Le vent avait subitement tourné, ils étaient restés longtemps sans nouvelles de ce qui se passait et, de manière générale, il ne faisait guère confiance aux idées de Coutts. Tout cela n’avait pas peu contribué à augmenter ses craintes. L’amiral avait dû s’en rendre compte, puisqu’il avait fini par envoyer la frégate appuyer le Spite pour les opérations de rembarquement. Pears avait récupéré ses hommes, ou du moins ce qu’il en restait, hagards, épuisés, visages fermés. D’Esterre et Bolitho étaient arrivés les derniers, le jeune Couzens aussi, qui riait et pleurait à la fois en se jetant dans les bras de ses camarades.

Fort Exeter avait été rayé de la carte. Pears espérait que tous ces hommes n’étaient pas morts pour rien, mais n’en était pas si sûr.

Il fit un petit signe de tête à son secrétaire.

— Parfait, Teakle, je signerai plus tard vos foutues paperasses – un coup d’œil à Cairns : Ça n’a pas dû être une partie de plaisir, mais j’ai le sentiment que nos hommes se sont magnifiquement conduits.

Il observa un moment à travers les fenêtres mouvantes la silhouette trapue du bâtiment amiral qui faisait route à la même amure non loin d’eux, voiles et huniers gonflés à craquer.

— Et maintenant, voilà ce qu’il a inventé, il ne manquait plus que ça !

Cairns devinait trop bien ce que son capitaine pouvait éprouver en ce moment.

Les lourds vaisseaux de ligne avaient mis six jours à rallier le Vanquisher et le Spite. L’amiral en avait passé deux de plus à consulter d’abord les officiers supérieurs de sa modeste escadre puis à assister à l’interrogatoire du prisonnier français, toujours aussi désarmant de gentillesse. Il avait enfin pris en compte les différents renseignements glanés par Paget dans le fort.

À présent, au lieu de rentrer à New York pour y attendre de nouveaux ordres et pour remplacer les morts et les blessés, le Trojan avait reçu pour consigne de poursuivre sa route dans le sud. Les ordres de Pears consistaient à trouver pour la détruire une île qui, à supposer que les renseignements fussent exacts, tenait lieu de relais dans la chaîne d’approvisionnement en armes et en poudre des armées de Washington.

En toute autre occasion, Pears aurait béni cette chance qui lui était offerte d’utiliser son bâtiment au mieux de ses capacités. Voilà qui changeait heureusement de tous ces longs mois passés en patrouilles ingrates, de ces ordres qui se modifiaient sans cesse, de ces séjours sans fin au mouillage.

Le Resolute, navire amiral, allait les quitter sans attendre pour rallier Sandy Hook. Il emportait à son bord les rapports dithyrambiques rédigés par Coutts à l’intention du commandant en chef, ainsi que les prisonniers et les blessés graves.

Le jeune contre-amiral avait pris une décision étrange, en tout cas sans précédent aux yeux de Pears : il avait confié le commandement par intérim de son escadre à son capitaine de pavillon, Lamb, avant de transférer sa propre marque à bord du Trojan pour diriger lui-même l’opération qu’il envisageait de mener dans le sud.

Coutts s’était probablement dit que, s’il rentrait à New York à bord du vaisseau amiral, le commandant en chef, désormais plus ou moins soumis aux consignes de l’émissaire du gouvernement, Sir George Helpman, l’enverrait ailleurs sans qu’il eût le temps de voir ses premières initiatives couronnées de succès.

On frappait à la porte.

— Entrez !

Pears leva les yeux et examina un moment Bolitho qui pénétrait dans la chambre, son chapeau sous le bras.

Le capitaine eut l’impression qu’il avait vieilli. Fatigué, mais mûri. Quelques rides marquaient les commissures, le regard gris était toujours aussi décidé. Il avait la même expression fermée qu’il avait pu constater chez les fusiliers.

Pears remarqua également qu’il se tenait l’épaule. Sa blessure le faisait sans doute souffrir, peut-être moins d’ailleurs que les soins prodigués par le chirurgien. Bolitho s’était changé mais cela n’expliquait pas entièrement ce regain de forme.

— Je suis content de vous revoir en un seul morceau – il lui indiqua un siège et attendit que son secrétaire se fût retiré : Vous saurez bientôt ce que sera la suite des événements. Nous partons pour le sud afin de trouver puis de détruire une base de ravitaillement qui devrait avoir été installée dans ces parages – une grimace, puis : Des Français, selon toute vraisemblance.

Bolitho s’assit précautionneusement. Il s’était lavé, avait revêtu des habits propres qui lui faisaient un drôle d’effet. Il commençait tout juste à se sentir bien. Le carré avait été chaleureux, Cairns, le Sage, Dalyell, tous autant les uns que les autres. Il se sentait mieux ici, même dans cette coque surpeuplée.

Jusque-là, il n’avait aucune idée de ce qui allait se passer ensuite. Après la traversée sans problème à bord du sloop, malgré la mélancolie engendrée par tous ces morts qu’il avait fallu passer par-dessus bord, il n’avait pas eu une minute à lui. Il lui avait d’abord fallu écrire son rapport. Il avait échangé quelques mots avec Pears à son arrivée à bord mais ne l’avait plus revu depuis lors.

— Cette guerre est exigeante, continua Pears, nous n’avions déjà pas trop d’officiers expérimentés, et nous en avons encore moins à présent – il baissa les yeux sur sa table où était toujours posée la pile de rapports : Bien des hommes de valeur sont morts, d’autres sont estropiés à vie. La moitié de mes fusiliers a disparu en un clin d’œil et maintenant, avec deux de mes officiers faits prisonniers, j’ai le sentiment d’être le curé d’une paroisse déserte.

Bolitho jeta un coup d’œil à Cairns, qui restait impassible. Il avait bien vu dans la matinée un brick se rapprocher de l’amiral pour échanger quelques signaux, mais ne savait rien de plus.

— Deux officiers, monsieur ? demanda Bolitho.

Quelque chose lui échappait.

Pears poussa un long soupir.

— Le jeune Huyghue, tout d’abord, et l’amiral vient de m’apprendre une autre nouvelle : Probyn. Il semble qu’il ait été pris en chasse par un corsaire, le lendemain du jour où vous avez quitté Fort Exeter. À ma connaissance, c’est le plus court commandement qui ait jamais été exercé dans l’histoire maritime.

Bolitho songeait à son dernier entretien avec Probyn. L’homme était à la fois irrité, triomphant, amer aussi. Maintenant, tout était terminé pour lui, ses derniers espoirs étaient envolés. Il n’éprouvait plus qu’une immense pitié.

— Par voie de conséquence…

La voix de Pears le fit sursauter.

— … vous êtes nommé second lieutenant de ce bâtiment – mon bâtiment.

Bolitho le fixait, médusé : il venait de passer brutalement de quatrième à second lieutenant. Il avait déjà entendu dire que ce genre de chose arrivait, mais à lui ! Non, il ne l’aurait jamais pensé.

— Je… je veux dire… merci, monsieur.

Pears l’examinait placidement.

— Je suis content que vous n’ayez pas subi le sort de Probyn.

Cairns lui fit un grand sourire, ce qui était plutôt rare :

— Toutes mes félicitations.

— Vous pouvez les garder pour une meilleure occasion, monsieur Cairns, le coupa Pears avec un grand geste ; je vous suggère d’aller vaquer à vos occupations. Désignez-moi un aspirant pour assurer les fonctions de Huyghue. Je vous suggère également de nommer lieutenant à titre provisoire l’aide-pilote, Frowd. À mon sens, ce gaillard est très prometteur.

Le fusilier de garde poussa précautionneusement la porte.

— Vous d’mande pardon, monsieur, c’est l’aspirant d’quart.

C’était le jeune Forbes, dont le titre s’accordait assez mal avec sa modeste stature.

— M… monsieur, Mr. Dayell vous présente ses respects, il dit que l’amiral vient de nous ordonner de mettre en panne.

Pears jeta un regard à Cairns.

— Allez donc vous en occuper, je monte dans un petit instant.

Les deux lieutenants sortirent derrière l’aspirant, et Bolitho demanda au second :

— Mais que se passe-t-il donc ?

— Vous êtes complètement sur la touche, mon pauvre Dick !

Il lui indiqua un officier marinier qui portait un pavillon roulé sous le bras.

— Nous allons hisser la marque que vous voyez là. Le contre-amiral Coutts vient à bord nous porter assistance.

— Nous devenons bâtiment amiral ?

— Provisoirement, oui…

Le second assura son chapeau et se dirigea vers la lisse de dunette.

— … jusqu’à ce que Coutts ait obtenu la récompense de ses efforts, ou bien qu’il ait posé la tête sur le billot.

Des marins couraient rejoindre leur poste ; Bolitho se retrouva au pied du grand mât, à l’endroit même où il avait si souvent subi les remontrances du lieutenant Sparke. À présent, il était second lieutenant, il aurait vingt et un ans dans deux mois.

Il aperçut Stockdale qui lui faisait signe. Sans lui et quelques autres qui en étaient morts, il ne serait plus là.

— Tout le monde sur le pont ! Paré à mettre en panne !

Cairns l’appelait dans son porte-voix :

— Monsieur Bolitho, je vous prie ! Mettez donc votre monde aux écoutes ! Mais qu’est-ce qui se passe, on dirait des vieillards !

Bolitho salua et resta impassible.

Quinn le regardait, encore assez mal à son aise dans ses nouvelles fonctions. Il lui sourit, mais toute tension n’était pas effacée entre eux.

— Allez, vivement, monsieur Quinn ! – il hésita, un autre souvenir lui vint brusquement à l’esprit : Prenez le nom de cet homme !

 

En vaillant équipage
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